Coloniser le temps
Rédigé par Métro-Boulot-Catho -Un numéro récent de La Croix L'Hebdo (1er-2 mai 2021) propose une interview fort intéressante (comme souvent dans les publications du groupe) de David van Reybrouck, historien belge (personne n'est parfait) auteur de plusieurs études sur la colonisation. Entre autres réflexions stimulantes, il emploie l'expression "nous sommes en train de coloniser les décennies, voire les siècles à venir avec la brutalité et l'égoïsme que nous avons réservés aux continents inconnus au XIXe siècle" (c'est moi qui souligne). Il parle ici de la crise écologique et des conséquences qu'elle ne manquera pas d'avoir. Cette idée que nous colonisons le temps (futur) après avoir colonisé l'espace accessible a retenu mon attention.
C'est quasiment un lieu commun de dire que notre société est malade dans son rapport au temps (culte de l'urgence, incapacité à nous projeter...). Cette pathologie de l'homme moderne est analysée dans de nombreux ouvrages et je n'en ferai pas le tour aujourd'hui. Moi qui suis chrétienne, je vois dans cette maladie un effet du rejet de Dieu par la société moderne. Le temps est intrinsèquement la dimension de Dieu. Il en est le maître, voire le propriétaire : au Moyen Âge on interdisait l'usure parce qu'elle revenait à vendre le temps, qui n'appartient qu'à Dieu.
La Bible exprime en de nombreux endroits le décalage entre le temps de Dieu et le temps des hommes. On se souvient du verset du psaume 89 : "A tes yeux, mille ans sont comme hier, c'est un jour qui s'en va, une heure dans la nuit."
J'ai récemment été frappée par l'usage des temps verbaux dans cet extrait du livre d'Ezéchiel (Ez 37, 21-28) où les verbes qui s'appliquent aux actions de Dieu sont au futur ("je les rassemblerai ...") tandis que ceux qui s'appliquent aux actions des hommes sont au passé ("ils ont péché") - sauf évidemment ceux qui décrivent les conséquences de la réalisation de la promesse ("ils ne seront plus divisés"). Le présent des hommes est, d'une certaine façon, une tension permanente entre ce passé dont le pécheur ne s'éloigne jamais tout à fait, et le futur dont le croyant entrevoit la germination dès aujourd'hui. Notre vie est un long Samedi saint avec, dedans, de (parfois gros) morceaux de Vendredi saint et de fugaces étincelles de Dimanche de Pâques.
Dans le récit de la création (Gn 1), le Temps occupe une place spéciale, car les luminaires qui le découpent sont créés le quatrième jour sur une semaine qui en compte 7. La Bible affectionne les constructions symétriques (voire chiasmatiques AB/BA) et ce rang central (4 sur 7) est destiné à attirer l'attention du lecteur : la création des luminaires qui donnent la temporalité aux hommes est ainsi un moment fort de la création. Ces luminaires fixent en effet le calendrier liturgique ; en d'autres termes, avant même que les hommes soient créés, il leur est donné le socle sur lequel ils appuieront leur relation vers Dieu.
Luminaires au pluriel car notre Dieu, qui est davantage un poète qu'un ingénieur (en gros c'est un petit rigolo), s'est plu à brouiller les pistes en nous donnant deux bases de comput, dont les cycles sont légèrement décalés, histoire de nous empêcher de prendre le plein contrôle du temps. Ce qui a des conséquences rigolotes, d'ailleurs : un élève musulman m'expliquait mardi que la date de la fin du ramadan n'est connue (à un jour près) qu'au dernier moment, après la "Nuit du Doute" - je le savais pour la date de début, mais je pensais naïvement que la durée du mois était fixe et qu'il suffisait de calculer x jours à partir du début.
Nous pouvons mesurer le temps de plus en plus précisément, mais la nécessité de tenir compte de deux cycles légèrement décalés nous empêche de nous poser en maîtres du temps.
Et comme je le disais plus haut, je crois que l'angoisse qui caractérise notre époque dans son rapport au temps résulte de son rejet de Dieu, ce qui affecte la société d'une façon très profonde (car même un croyant vivant dans le monde d'aujourd'hui peut être touché par cette difficulté, je peux en témoigner). En refusant l'existence d'une transcendance qui soit extérieure au temps des hommes, ceux-ci font de celui-là une véritable obsession (au sens pathologique du terme).
J'en veux pour preuve que les religieux cloîtrés ont souvent un rapport au temps bien plus serein que nous. On ne me retirera pas l'idée qu'une relation apaisée avec Dieu est le secret (et je ne l'ai pas encore trouvé) d'une vraie tranquillité par rapport au temps qui passe.
J'en veux aussi pour preuve la simultanéité historique de l'émergence des deux phénomènes qui ont conduit à cette crise, sur un temps long bien sûr. C'est au moment où la place de Dieu commence d'être contestée profondément que naissent les circonstances qui bouleversent notre rapport au temps (ces deux phénomènes n'étant pas forcément liés entre eux par un lien de causalité ; en revanche, je pense que le bouleversement de notre rapport au temps est, lui, l'effet des deux, dont je relève la simultanéité). Le XIXe siècle positiviste apparaît comme une charnière en ce qu'il bouleverse le temps par la révolution des transports et des communications ; il est aussi l'époque du début de l'urbanisation massive, qui coupe lentement une grande partie de la population (dite "occidentale" avec tous les guillemets imaginables) de la familiarité avec les cycles naturels. Dans cette lecture, le XXe siècle ne fait que confirmer ces évolutions, qui aboutissent à la situation d'aujourd'hui (qui n'est peut-être pas encore l'aboutissement total du phénomène). Inversement, il ne me semble pas qu'on puisse lire le Moyen Âge sous le prisme d'une incapacité des hommes à se positionner dans le temps, aussi bien le temps quotidien (celui des saisons) que le temps long (vécu comme une histoire du Salut, linéaire et orientée dans un sens). Les craintes "millénaristes" sont - à ma connaissance - très relativisées par les historiens d'aujourd'hui. Les hommes du Moyen Âge ont pu avoir peur de beaucoup de phénomènes incompris d'eux, et ont forcément vécu des interrogations comparables aux nôtres ; mais je ne crois pas qu'ils étaient aussi obsédés par l'urgence.
Et si l'idée que nous "colonisons le futur" a retenu mon attention, c'est parce qu'elle s'inscrit assez bien, à mon avis, dans cette lecture. Je postule que l'homme (nietzschéen) qui refuse Dieu cherche forcément à être dans le contrôle : de sa vie ou du monde. Au XIXe siècle (coucou le revoilà), on a colonisé l'espace, dans un cadre détaché de la référence religieuse. Certes, je n'ignore pas les missionnaires. Mais la colonisation du XIXe siècle n'a jamais affirmé la propagation de la Foi comme motivation. On trouve dans les discours de Ferry (par exemple) des arguments économiques, politiques, ou la fameuse "mission civilisatrice" qui est dénuée de référence à Dieu. Cette colonisation s'appuie même sur des justifications scientifiques dans un siècle qui prétend que la Science balaiera la Religion.
Aujourd'hui, l'homme moderne ne peut plus vraiment coloniser d'espace terrestre. Disons que ça ne passe plus très bien. Il me parait donc défendable de dire (et là c'est moi qui le dit) qu'à la place, il entreprend de coloniser le temps.
D'une part, et comme dit David Van Reybrouck, nous colonisons le futur : notre comportement d'aujourd'hui obère les capacités des écosystèmes à offrir aux générations futures un monde aussi vivable que celui dont nous avons hérité. De cette façon nous tendons, inconsciemment, à dominer les générations futures comme les colons dominaient les indigènes. Ce qui est vrai sur le plan écologique l'est aussi sur le plan financier. Des gens bien plus calés que moi en économie pourront nous démontrer que dans un contexte de taux bas, il vaut mieux emprunter que thésauriser, il n'en reste pas moins que le principe même de l'emprunt suppose que nous dépensons un argent qui ne nous appartient pas, ce qui est une autre manière de contrôler le bien d'un autre.
D'autre part, ajouté-je en élargissant la réflexion, nous colonisons le passé. Je pense ici aux procès qui sont faits à telle ou telle personnalité, dont l'action est relue au regard des critères moraux contemporains. Je ne parle pas des efforts faits par des historiens pour éclairer la manière dont s'est construit au XIXe siècle un récit destiné à valoriser la nation française : d'une certaine façon, toute histoire sainte (y compris nationale) dénote une volonté de contrôler l'écriture (la ré-écriture) du passé, et identifier1 la téléologie est un objectif louable, je crois. Mais il y a "colonisation du passé" lorsque sont appliqués des jugements anachroniques sur les actes passés ; je parle ici des interventions comminatoires qui se multiplient dans l'espace public et médiatique, où des procureurs à la petite semaine (mais à la grande gueule) déboulonnent des statues au nom de principes contemporains. Il me semble que c'est aussi une forme de "volonté de contrôle" que cette façon de croire que nos critères sont plus valables que ceux qui ont présidé à l'action des hommes qui ont vécu 100, 200 ou 500 ans en arrière. (Le paradoxe étant que ces personnes prétendent elles-mêmes dénoncer le colonialisme.)
Ainsi, et pour résumer mon propos, je crois intéressant de rechercher un lien entre cette pathologie de l'homme moderne dans son rapport au temps, et la façon dont il cherche aujourd'hui à "coloniser" le temps (passé et futur), et d'y voir à la fois un signe et un effet d'une relation cassée à Dieu.
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Identifier et non pas "déconstruire" : je ne suis pas favorable à une entreprise de déconstruction qui interdit de dégager un sens à l'Histoire, car moi je crois que l'Histoire a un sens. Mais celui qui affirme que l'Histoire a un sens doit être capable d'expliciter sa démarche et de donner à son interlocuteur les éléments pour la comprendre et la critiquer. ↩